Cristina
Déplacée de Zaporijjia. Elle est venue en France avec Danylo, son fils de six ans, et enceinte de quatre mois.
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Avant la guerre, Cristina travaillait pour une grande compagnie comme ingénieure spécialisée dans les réseaux de chauffage. Comme beaucoup de gens en Ukraine, elle exerçait un deuxième métier en parallèle. En l’occurrence, agente immobilier. Son mari était grutier. Passionné d’automobile, il avait également une seconde activité, une micro-entreprise d’entretien et de réparation mécanique.
Le début de l’histoire, c’est que la guerre a commencé le 24 février 2022. Mais on pensait que c’étaient des fake news.
C’était la panique ! Des gens ont commencé à vider les étals des supermarchés, tout le monde a commencé à retirer de l’argent liquide, et tous les distributeurs ont commencé à être bloqués. Avec mon mari, on a acheté tout ce qu’on pouvait, on a suivi le vent de panique.
On regardait les infos. C’était un marathon, 24h/24, chaque jour. On suivait tout ce qui se passait. On a appris qu’une partie de l’Oblast (N.d.A : la région) de Zaporijjia était occupée par les russes. On a essayé de s’abriter comme c’était recommandé, selon la « règle de deux murs » : mes parents dormaient dans le couloir, mon mari et moi dormions dans la salle de bain, par terre, près de Danylo, qui dormait dans une vieille baignoire en fonte (N.d.A : loin des fenêtres, des éclats de verre potentiellement meurtriers).
Mon mari a été appelé sous les drapeaux dès le lendemain, parce qu’il était réserviste de la Garde Nationale. Je ne voulais pas qu’il parte à la guerre, parce que j’étais enceinte. Je n’avais aucune garantie qu’il reviendrait. Lui m’a dit qu’il était obligé, que c’était son devoir. Nous nous sommes disputés, et il est parti, presque en claquant la porte.
Les réservistes sont responsables de la protection des lieux stratégiques, donc il aurait dû rester dans la ville. Pourtant, il a été envoyé directement au front, sur le champ de bataille.
Pendant un mois, il a pu me téléphoner une fois par jour, mais ça durait vraiment 2-3 secondes, juste pour dire : « Je suis sain et sauf, je suis en vie ». Puis ça coupait.
Il y a eu des moments difficiles. Comme cette fois, où il n’a pas appelé trois jours d’affilée, et que je ne savais pas ce qui se passait…
Mais un de ses amis, soldat aussi, a appelé et a dit qu’il avait juste un problème de téléphone.
Avec mon fils et mon enfant à venir, on a commencé à vivre dans la salle de bain, auprès du seul lieu qui paraissait sûr : la baignoire ! On y a dormi, mangé, passé tout notre temps. J’ai remarqué que Danylo s’est mis fortement à bégayer, à cause du stress, de la panique constante. Et il s’est arraché tous les cils, en haut et en bas. Ça a duré deux semaines…
On a commencé à entendre les bombardements dans notre ville. Dans tout l’oblast, c’était la même chose. Une bombe est tombée sur la caserne de mon mari, là où les soldats laissent leurs effets personnels avant de partir sur le front. Heureusement, ils n’étaient pas sur place. Mon mari a fait une blague, il a dit : « C’est dommage, tout est perdu ! Même mes bottes en cuir que j’ai à peine eu le temps de porter ! »
Depuis le début de la guerre, j’étais également en contact avec ma grand-mère, qui vit dans l’oblast de Louhansk. Elle nous a dit : « Fuyez mes enfants, fuyez ! Vous n’imaginez pas ce qui se passe ici ! Les militaires russes ne considèrent pas les civils comme des êtres humains; s’ils n’aiment pas quelque chose, ils tirent dessus. Ils tirent sur les piétons, sur des gens qui passent à vélo. Des enfants sont enlevés par les occupants. Des militaires sont pris en otage. Et quand ils reviennent, même les plus grands, les plus forts, sont devenus maigres. Ils ont subi des choses inhumaines. » Je pense que c’est ce qui m’a décidé à partir, à fuir. Parce que j’avais un enfant, et que j’étais enceinte, il fallait que je parte ! Mais j’avais besoin que quelqu’un m’accompagne, parce que c’était difficile pour une femme enceinte de partir toute seule avec des bagages.
On en a discuté au téléphone avec mon mari, on était d’accord. Il a réussi à trouver quelqu’un pour m’accompagner: la femme d’un ami, un soldat qui était sur le front avec lui.
Toutes les deux, on s’est rendues à la gare. Mais les trains d’évacuation, ce jour-là, étaient tous annulés.
On est restées dormir chez les parents de cette femme, cette amie. Très tôt, à 6h du matin, après la fin du couvre-feu, nous avons pu retourner à la gare. Mais il y avait déjà beaucoup d’attente. J’avais le n° 107 dans la file pour l’évacuation.
Avant ce jour, je n’avais jamais songé à prendre le train. Tous les gens qui venaient de villes où il y avait des batailles, ou qui venaient de villes occupées, ont commencé à arriver à Zaporijjia. Ils étaient placés un peu partout, dans des écoles notamment, pour après être transférés en Transcarpatie, dans l’ouest de l’Ukraine. À la gare, c’était la panique, les gens se poussaient, des personnes tombaient sous les trains, il y avait des morts ! J’avais peur de tomber moi aussi, et que personne ne m’aide…
Mais à partir du 6 mars, la police a organisé les évacuations pour prévenir d’autres accidents.
Le voyage en train a duré plus de 48 heures. C’était un train Zaporijjia-Chelm, un train direct, qui reliait l’Ukraine à la Pologne. Il y avait trop de monde ! Tellement qu’il fallait choisir, on nous disait : « Soit vous prenez vos affaires et votre nourriture, soit on prend quelqu’un en plus. Pour permettre à d’autres de monter à bord, il fallait se priver. Dès le deuxième jour, il n’y avait plus rien à manger. Et plus de chauffage dans les wagons. Heureusement, dans l’ouest de l’Ukraine, à chaque arrêt, chaque gare, il y avait des villageois qui nous apportaient de l’eau, du pain, de la nourriture pour les enfants, de la soupe, du cacao. Grâce à eux, on a pu tenir.
Il y avait du monde partout, assis, debout, y compris dans le couloir. Notre compartiment était le moins occupé (N.d.A : un compartiment fait à peu près la taille de ceux des anciens trains français). On était dix, dont quatre enfants. J’étais la moins serrée, parce que j’ai dit que j’étais enceinte. Et je sais que c’était le compartiment le moins occupé, parce que j’ai aidé à partager du pain et des galettes, et j’ai vu qu’il y avait parfois 18 personnes par compartiment.
Quand nous sommes enfin arrivés en Pologne. Nous avons été super bien accueillis ! Les Polonais ont tout de suite enregistré les gens, et ils ont donné un jouet à chaque enfant – Danylo garde précieusement le sien depuis. Ensuite, ils nous ont demandé ce qu’on voulait faire, où est-ce qu’on voulait aller… Je ne pouvais pas répondre. Je voyais des militaires polonais, et je pensais à mon mari… J’ai pleuré si fort, je ne pouvais pas répondre.
Alors c’est l’amie qui m’accompagnait qui a décidé. Elle connaissait du monde en France, près de Rennes. On est allées à Varsovie, puis à Cologne, et enfin à Paris.
C’était dur, mais il y avait des points d’aide, on nous distribuait à manger. Danylo était très content parce qu’il y avait du pain et du Nutella. Mais moi, j’étais toujours angoissée. Des agents de la SNCF ont essayé de me rassurer, en me disant qu’ici il n’y avait pas de danger. Mais dans mes pensées, j’étais toujours en Ukraine…
Nous sommes finalement arrivés dans un petit village près de Rennes, chez les connaissances de mon amie. On n’avait rien du tout, pas de vêtements pour se changer. Quand on est parti d’Ukraine, il faisait -10°C, en Bretagne il faisait 15°C de plus. J’étais très inquiète à propos de l’argent. Je n’en avais plus beaucoup sur ma carte, parce qu’avec la panique, comme tout le monde en Ukraine, j’avais retiré mon argent : des Hryvnias. Et ici, on ne pouvait rien acheter avec cette monnaie. Mais nous avons reçu beaucoup d’aide, des gens nous ont donné des vêtements de saison.
Très vite, au bout de quelques jours, les enfants – Danylo et la fille de mon amie – ont pu aller à l’école. Avec l’aide de notre famille d’accueil, nous avons pu faire les démarches administratives à la préfecture.
Mon amie et moi étions toujours en contact avec nos maris.
Le mien était à côté de Zaporijjia, et le sien dans la région de Donetsk. Mon mari me disait : « Tout va bien ! » Je ne savais pas si c’était vrai. Le mari de mon amie, lui, était très pessimiste. Au téléphone, il lui disait « C’est la fin ! je serai mort demain ».
On n’avait pas du tout les mêmes nouvelles, elle et moi. Ça a créé des tensions. Elle me disait : « Comment c’est possible que tout aille bien pour ton mari alors que le mien va mourir demain ? »
Je regrette qu’à cause de cette situation, notre relation se soit dégradée.
Fin mars, pour la première fois, j’ai eu une conversation sérieuse avec mon mari. Il m’a dit: « Pendant deux semaines, on a été encerclés par les occupants, on a dormi, par terre. On s’est chauffé en se serrant les uns contre les autres. Après, on pouvait dormir à tour de rôle dans une étable. Quelqu’un a ramené de l’eau pour se laver, mais il n’y avait que 5 litres par personne, on était trop nombreux. Et pour tout ravitaillement, il y avait un bus qui ramenait des cigarettes et des pommes. » Mon mari ne fume pas, pendant deux semaines, il a tenu avec des pommes. Il a dit: « Je ne sais pas ce qui va se passer. Oublie l’idée de rentrer bientôt ».
Je me suis rendu compte, et c’était entendu avec la famille d’accueil, que je devais chercher un hébergement à plus long terme. Il fallait que je déménage.
Tout ce temps en France, on regardait les actualités. On a vu que notre oblast était rasé de la surface de la terre. Et l’oblast de Donetsk était rasé de la surface de la terre. Des villes entières ont disparu.
Maintenant, c’est mon cinquième déménagement en France, mon sixième logement. Danylo a changé trois fois d’école. Et maintenant, j’espère que cette troisième école sera la bonne… Je voudrais dire « merci ! » pour toute l’aide que j’ai reçu : les personnes de la croix-rouge qui m’ont aidé, les médecins et les psychologues qui se sont occupés des enfants. Je suis reconnaissante pour tout cela !
Mais je voudrais revenir le plus vite possible en Ukraine, rentrer chez moi, retrouver mon mari… C’est si difficile d’être seule, sans lui.
Cristina se souvient soudain que lorsqu’elle et son fils quittaient la salle de bain, la baignoire, c’était pour descendre au sous-sol, pendant les bombardements.
Je raconte ce qui me vient en tête. il y a plusieurs épisodes que j’ai oubliés, qui sont comme des cauchemars. Maintenant, quand j’y repense, je me dis que c’était terrible ! On ne dormait jamais.
Le sous-sol n’était pas un bon abri. Si une bombe tombait ici, on aurait été enseveli. Avec nos voisins, on a construit un passage reliant nos maisons. On a cassé un mur, pour avoir une deuxième issue, et on a commencé à ramener du matériel, des outils métalliques, pour creuser en cas d’éboulement. Et des couvertures, parce qu’on dormait souvent là, à cause des alarmes à répétition. Chez nous, les portes se fermaient avec l’électricité, il fallait badger. Mais il y avait toujours des coupures d’électricité. Et un jour, quelqu’un en a profité pour voler tous les outils, pour le métal… Comme on ne pouvait plus fermer les portes à cause des coupures d’électricité, si les Russes entraient dans la ville, comment on pourrait cacher les enfants, les femmes ? Alors on a commencé à faire des verrous de porte à l’ancienne, comme au Moyen Âge… C’était inimaginable !
Une autre chose qui a été décisive pour moi, c’est quand la centrale nucléaire a été prise par les russes, j’ai pensé – et tout le monde le pensait – qu’il y aurait peut-être des actions terroristes de la part des occupants, et qu’il fallait partir avant une catastrophe nucléaire.
Tous ces épisodes, je suis contente de les oublier, comme des cauchemars. Et des souvenirs comme ça, j’en ai plein…
Malgré tout, Cristina a donné la vie à un second enfant, Léon – prénom d’un copain de classe français de Danylo.
Quand on me demande comment se passe une naissance en France, je réponds que c’est divin ! Le suivi de grossesse était super, tout le monde m’écoutait.Leïla, une bénévole traductrice m’a amené à l’hôpital pour accoucher. Elle devait partir en vacances à cette période, mais elle a changé ses billets pour être avec moi jusqu’à ce que le bébé soit né.Et l’accouchement s’est très bien passé. Dès le lendemain, je marchais partout avec mon enfant, dans les couloirs de la maternité.
Un enfant qui ne connaît son père qu’à travers l’écran d’un téléphone.
Bien qu’elle soit seule pour élever ses deux enfants, Cristina déploie beaucoup d’énergie pour soutenir son mari et ses amis sur le front.
J’ai organisé le tricotage de chaussettes chaudes, j’ai acheté des cagoules, des t-shirts, et de la nourriture. Et avec ce que j’envoie, ils ont de la viande avec leurs pommes de terre.
[…] Moi, je n’ai aucune raison de me plaindre, tout va bien. Sauf que… Je n’ai pas mon mari avec moi.
L’amie qui avait accompagné Cristina jusqu’en Bretagne, est finalement rentrée en Ukraine. Son mari a été transféré du front vers un endroit moins exposé. Elle est rentrée pour être plus proche de lui, le voir pendant ses permissions.
Cristina évoque ses projets avec son mari, leur future maison. Sur son téléphone, elle fait défiler des photos. On y voit son père, son mari et un ami. Ils conduisent à la main d’énormes blocs de béton suspendus à un camion-grue. Ils les placent dans des tranchées. En arrière-plan, on voit leur petit potager.
Un an avant la guerre, on a acheté un terrain pour construire une maison. On a posé les fondations, elles sont très solides. La vie était belle, on ne manquait de rien. Nous n’avons jamais eu l’idée de faire du tourisme en Europe. Pas avant d’avoir fini la toiture, et mis des fenêtres à notre maison. En janvier, on a acheté des armatures pour construire les murs. Et en février…
La vie est séparée en deux parties : avant et après la guerre !
Juste avant, j’étais en train de préparer la documentation pour raccorder notre future maison au réseau d’eau et d’électricité. Pour pouvoir vivre ici, chez nous.
Puis la guerre, et tout s’arrête ! On n’a pas abandonné notre projet, mais tout s’est arrêté.
Mon mari a eu quelques jours de permissions, il est venu travailler sur le chantier de la maison. Il m’a dit : « Tu sais, je pense qu’il faut avoir un très bon sous-sol. Il faut y faire un bunker ! Si la guerre recommence en Ukraine dans quelques décennies, nos petits-enfants nous diront “Merci !” pour cet abri. »
Il a payé des gens pour faire un trou et il a installé des profils pour construire un bunker.
Voilà l’histoire, c’est la guerre, on n’a pas de maison, mais on a un bunker…
Témoignage recueilli le 2 décembre 2023 – Interprétariat: Maksym Logynov
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Olha
Déplacée de Kharkiv. Elle est venue en France avec son fils de dix ans et sa fille de cinq ans.
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Je voudrais commencer mon histoire en disant que le 23 février au soir, j’étais avec une amie, et je lui ai dit : « Moi, je ne suis pas comme certaines personnes au pouvoir chez nous, qui sont déjà parties. Je ne vais jamais quitter mon pays ! Je vais survivre. Si les supermarchés ferment, j’ai de quoi manger au sous-sol. Je vais rester là ! »
Avec mon mari, nous habitions dans la banlieue de Kharkiv. Nous étions propriétaires. La nuit du 23 au 24, mon mari travaillait. Il est employé dans une imprimerie. Il est rentré très tôt le matin, avec des yeux comme ça !… Il a dit que c’était quasiment impossible d’arriver jusqu’à la maison en voiture, parce que les rues étaient jonchées d’éclats d’obus, de morceaux de maisons, de vitres brisées… Il est rentré effrayé ! Et encore, nous habitions du côté de la ville le moins impacté. En voyant ça, j’avais du mal à imaginer ce qui se passait de l’autre côté…
Je veux dire : c’était inimaginable ce qui se passait ! J’avais l’impression que c’était un malentendu. Que ça allait être résolu dans la journée, au plus tard demain. Oui, demain, j’en étais sûre, tout le monde retournerait à l’école, au travail.
On a commencé à regarder les actualités, sur Telegram et à la télé. Et on a commencé à se rendre compte de ce qui se passait. On nous disait de préparer des trousses d’urgence, des sacs à dos. J’ai tout de suite compris qu’il fallait aller au supermarché, acheter à manger, prendre tout ce que je pouvais. C’était encore possible d’acheter quelque chose le premier jour de la guerre, mais le lendemain, le supermarché comme la pharmacie était vides ! Les distributeurs de billets aussi. Les gens étaient sans argent, sans moyens de paiement parce que les banques ne pouvaient plus faire de virements ou confirmer des transactions ; seules les opérations en liquide étaient possibles. Mais plus personne n’avait de liquide. Il n’y en avait pas assez pour tout le monde.
C’était le début, on pensait toujours que c’était un malentendu. Des négociations ont commencé tout de suite. Il y a eu des premières négociations, puis des secondes, des troisièmes… On en attendait quelque chose, un miracle, comme la manne descendue du ciel. Mais ce n’est pas arrivé.
Après, on a suivi les conseils donnés à la télé. On s’est installé sous les encadrements des portes pendant les bombardements, parce que c’était la partie la plus solide de la maison. On passait nos journées là. Au commencement, le matin du 24, il y avait quelques missiles, et puis, c’est allé de pire en pire, jusqu’à en devenir infernal le soir, vers 23 h. Nos vitres tremblaient tout le temps, on les a recouvertes de scotchs pour qu’elles n’éclatent pas à cause des chocs. Pas des explosions en elles-mêmes, mais des tremblements, des vibrations, qui étaient si fortes. Des fusées tout le temps, ça faisait si peur qu’on est descendu dans notre sous-sol. Pendant toute la nuit, on a essayé de dormir, mais en vain, il faisait de plus en plus froid. Donc, malgré notre peur, au matin, on a été obligé de remonter dans la maison, au chaud.
On a passé deux semaines et demie comme ça. Il y avait des coupures d’électricité. Une fois pendant deux jours consécutifs, une autre fois durant cinq jours. Heureusement, notre chaudière fonctionnait au gaz, la maison restait chauffée.
Chaque jour, pendant ces deux semaines et demie, c’était comme le jour de la marmotte (N.d.A : référence au film Un jour sans fin). Chaque jour se répétait, se répétait, se répétait… Il n’y avait rien qui changeait, sauf une chose : les voisins commençaient à partir ! Chaque jour, quelqu’un s’en allait. Au Canada, en Allemagne, en Europe. J’ai commencé à réfléchir. Les négociations avec les russes n’avaient rien changé, et jour après jour, la situation empirait. Peut-être que je devais renoncer à mes principes, et fuir avec mes enfants ? Je leur ai donné la vie, ce n’était pas pour qu’ils meurent dans des bombardements.
Durant ces deux semaines et demie, l’école de ma fille a été la cible de bombardements, et elle a explosé. Il y a eu aussi une explosion à 500 mètres de la maison, au milieu de la rue. Mais le pire, c’est quand une bombe, un truc énorme, est tombé sur une maison à côté d’une usine – peut-être que les Russes ont visé l’usine ? – La maison a explosé, elle était en feu, et c’était terrible. C’était tellement violent que les maisons voisines ont pris feu, elles aussi.
Et cette explosion était si forte, les vitres vibraient si fort… On avait l’impression qu’elles allaient tomber. On a vu sur internet que ce n’était pas qu’ici, c’était partout ! Et on a commencé à se dire : « Si demain, c’est notre maison ? et si c’est pas notre maison, mais celle d’à côté et la nôtre prend feu, et qu’on meurt tous dans un incendie… »
Je ne savais pas qu’en France, ou dans d’autres pays, il y avait de l’aide pour les réfugiés. Je savais juste qu’on avait le droit de quitter l’Ukraine pour venir en Europe. J’ai commencé à chercher où je pourrais aller, à écrire à toutes mes connaissances. Et il y a une personne, une ancienne amie devenue citoyenne française, qui m’a répondu tout de suite : Oui, bien sûr, j’habite près de Paris, tu viens, on t’accueille, on te loge, on va trouver un logement, viens ! C’était le 12 ou 13 mars… À cet instant, j’ai pris la décision de partir.
Il fallait prendre de quoi manger pour le voyage. Pour aller au magasin, je devais passer près de l’usine, près de la maison qui avait explosé, du quartier incendié. Je ne sais pas comment dire ça, mais, passer à côté de cette maison, c’était… je n’ai jamais ressenti ça avant. J’ai paniqué, j’avais peur, j’avais mal… c’est inexplicable comme sensation.
C’était comme une aura autour de cette maison, un champ magnétique, un champ de souffrance, de mort. Les kiosques étaient complètement pulvérisés, les produits étaient répandus partout autour, mais personne n’y a touché, parce que… la vie a changé ! (N.d.A: en Ukraine, il y a des petits kiosques où l’on trouve des cigarettes, des cannettes de soda…)
J’ai vu un épisode qui m’a beaucoup marqué : un monsieur était en train de partir avec sa fille d’une quinzaine d’années. Cet homme avait des sacs, la jeune fille avait un petit lapin en peluche, et c’était bizarre, parce que normalement, on voit ça au cinéma, ces scènes émouvantes. Ils avaient tout perdu. Ces quelques objets qu’ils emportaient n’avaient aucune valeur en soi, mais c’était important pour eux. Ils avaient perdu leur maison, mais ils gardaient un petit morceau de leur ancienne vie.
Je n’ai rien pris de tel. J’ai eu l’esprit pratique : un sac à dos pour moi, un sac à dos pour mon fils et un mini-sac avec des petits jouets pour ma fille. Parce que j’avais entendu qu’on n’était pas autorisé à prendre le train avec beaucoup de bagages. J’ai pris juste des petits sacs à dos très compacts, et le strict nécessaire. Un vêtement de rechange pour moi, et deux pour mes enfants. Il n’y avait pas un centimètre cube de libre dans ces sacs. Ils étaient remplis de choses utiles. Parce que je ne savais pas s’il y aurait de l’aide, si j’aurais la possibilité de trouver quelque chose en route.
Au matin, mon mari nous a accompagnés jusqu’à la gare. C’était un moment d’adieu très touchant.
Je pleure quand j’y pense, et mon mari a pleuré ce jour-là. Normalement, chez nous, un homme ne pleure pas.
…
C’étaient des émotions effrayantes. Il faut que personne ne ressente la même chose !
Après, ce fût un voyage très dur, très long, dans des conditions insupportables. Je pense qu’en France, vous n’avez jamais vu des gens aussi serrés dans un train. Entre Kharkiv et Lviv, c’est déjà long en temps normal, mais là, le trajet a duré 17 heures. Il y avait tant de monde, c’était inimaginable. On ne pouvait pas ouvrir les fenêtres, j’ai perdu connaissance deux fois à cause du manque d’air. On était comme des animaux, pressés les uns contre les autres pour tous tenir dedans. C’était normal, on voulait tous sauver notre peau ! C’était dur. En plus, le train passait par Kyiv. À ce moment, la situation là-bas était particulièrement dure, les gens fuyaient en masse.
À Lviv, dans l’ouest, c’était plus facile, ce n’était pas le même cauchemar qu’à Kharkiv. Il faisait froid, oui, il faisait froid ; j’avais peur que les enfants tombent malades.
J’ai poussé pour qu’on puisse monter à bord, avoir une place dans le premier train qui allait de Lviv à Przemyśl (N.d.A : en Pologne).
Le voyage n’était pas si dur, parce qu’à Lviv, tout le monde n’était pas autorisé à monter dans le même train. Il y avait plus d’espace. On a facilement traversé la frontière, et on a été très bien accueilli par les polonais. On était nourri, il faisait chaud à la gare, et il y avait des distributions de produits d’hygiène, de médicaments. Et du soutien moral, ça compte aussi. Les gens, les polonais, ont apporté beaucoup de choses, notamment des vêtements. Mais je n’ai rien pris parce que j’ai seulement deux mains, deux mains pour tenir mes enfants !
Je me suis renseignée pour savoir comment aller à Paris. On m’a dit qu’il y avait des bus gratuits, mais ils n’étaient pas directs. Il fallait passer par l’Espagne, puis de là, remonter à Paris. C’était trop compliqué. J’ai décidé de payer pour un trajet plus court. On a pris un train pour Varsovie.
On est arrivé tard, en pleine nuit, tout était fermé. Il n’y avait plus de bénévoles pour donner les listes des familles d’accueil. Mais heureusement, on a été autorisé à dormir dans un petit local technique. On a dormi par terre, mais c’était très bien comme ça, il faisait chaud. Le matin, je me suis levée à 5h pour aller au guichet acheter nos billets. Je ne me souviens plus si on était jeudi ou vendredi… J’ai trouvé des billets uniquement pour le lundi suivant. Il fallait passer le week-end à Varsovie. Mais on était autorisé à rester dans le petit local pour deux jours.
J’ai décidé de rester à la gare parce que je ne connaissais pas le pays, je ne connaissais personne ici.
Un homme m’a invité, il m’a dit qu’il avait une petite maison près de Varsovie où il pouvait nous accueillir, mais j’ai dit Non ! Je suis une jeune femme, avec des enfants, je vais rester là, en sécurité.
Ce n’était pas du bon temps, mais j’ai rencontré d’autres ukrainiens, on pouvait parler ensemble. On se racontait nos histoires. C’est là que je me suis rendu compte que des gens avaient vécu des choses pires. Il y avait des gens de Soumy. Là-bas, le pont par lequel les civils devaient être évacués a explosé, et les gens ont dû passer par la forêt. En hiver, chez nous, c’est dur la forêt…
On n’avait pas de douche, mais on pouvait se laver le visage, la tête dans un lavabo. Et puis j’étais en contact avec ma maman, qui habite dans l’oblast de Louhansk. Au début, les Russes ont encerclé cette partie du pays. J’ai expliqué à ma maman qu’elle devait fuir au plus vite, mais elle m’a répondu : «Non, non, ça va aller. Je vais au travail, ne t’inquiète pas, au revoir ! » Je n’ai pas réussi à la convaincre.
Après, quand ça a vraiment commencé – comme on dit en Ukraine – c’était pire encore qu’à Kharkiv. La ville de ma mère a été occupée par les russes. Elle a essayé de fuir par la route, mais elle s’est retrouvée en pleine zone de combat, au milieu des tirs entre soldats ukrainiens et russes. Sa voiture a été mitraillée ! Elle a dû ramper sur le sol pour s’éloigner du véhicule. Elle a fait comme elle avait vu dans les films… Et elle est arrivée comme ça du côté russe, sans l’avoir voulu. Les soldats ennemis lui ont ordonné : Cachez-vous là !
Elle a finalement été embarquée. Ils l’ont emmenée vers une autre partie d’Ukraine annexée, une zone où il n’y avait plus de combats.
Je reviens à mon histoire. On a pris un bus, le voyage a duré 24 heures. Les enfants étaient très sages – contrairement à maintenant où ils sont devenus capricieux.
Mais là, pendant tout le voyage, ils n’ont fait aucun caprice. On est arrivés à Paris. Mon amie est venue nous chercher à la gare, nous a accueilli chez elle, nous a préparé à manger, et des lits super confortables.
Et dès le lendemain, elle a trouvé des gens qui avaient une maison de vacances à Concarneau. Pour nous loger. Nous avons été très bien accueillis par le propriétaire de cette maison. Il a pris soin de nous, il nous a donné des vêtements. Il était super agréable et nous a donné de l’attention à cent mille millions de pourcents !
On a laissé du temps aux enfants pour s’adapter, trouver un peu de calme. Et au bout d’une semaine, ils ont été scolarisés. Il y a tant à dire sur ces gens qui nous ont accueillis ; tous les bons mots qu’on peut imaginer… C’était super ! Super !
Et à l’école, les enseignants étaient très compréhensifs. Ils ont aidé les enfants à s’adapter, ont pris soin d’eux, ont fait beaucoup d’efforts pour bien les accueillir.
Tout se passait bien d’un point de vue matériel. En plus, Concarneau est juste au bord de l’océan, alors l’ambiance était propice à la détente. Mais je n’arrivais pas à me détendre. Je ne dormais pas la nuit. Je regardais les infos. J’attendais quelque chose, que ça finisse. Peut-être pas aujourd’hui, mais demain, bientôt… c’était sûr !
Et aujourd’hui encore, je cherche toujours sur internet… un signe de Dieu… tout sera fini dans quelques jours, quelques heures… On n’arrive pas à se calmer, à accepter la situation.
Maintenant, les enfants sont plus sereins, mais avant, vous n’imaginez pas ! N’importe quel son, n’importe quel bruit, comme une voiture qui passe, et ils avaient peur, ils étaient effrayés. Ils me demandaient : « Maman, est-ce que la guerre va arriver en France ? Est-ce que tu es sûre que la guerre ne va pas arriver en France ? Et comment tu es sûre qu’elle ne va pas arriver en France ? Et si jamais elle arrive en France ? Comment tu peux être sûre ?… » C’était sans fin !
Il a fallu plus d’un an pour que les enfants de Olha surmontent cet état de panique.
À présent, ils sont quasiment comme des enfants normaux. Bien sûr, leur père leur manque beaucoup… Leur chien leur manque aussi. Mais autrement, ils sont redevenus des enfants normaux.
Deux mois et demi après avoir emménagé à Concarneau – c’était entendu comme ça dès le départ – on a cherché un autre logement.
On a été accueilli à Rennes et placé dans un logement à St Méen le Grand, au sein d’un Ehpad. La vie a commencé à reprendre son chemin. J’ai commencé à voir les différences culturelles, les particularités de la vie en France. J’ai commencé à me remettre sur les rails. J’ai rencontré des psychologues qui ont travaillé avec les enfants pour réduire leur stress post-traumatique.
Comme notre nouveau logement était au sein d’un Ehpad, ce sont des vieilles dames qui nous ont donné nos premiers cours de français. Et même si ce n’était pas toujours évident, c’était une belle intention de leur part.
Il y avait d’autres Ukrainiens sur place. Mais on n’était pas nombreux. C’était une grande maison, comme un monastère. On a vécu dans deux petites chambres avec deux lits. Mes deux enfants, moi et ma mère.
La mère d’Olha a pu la rejoindre. Depuis un territoire ukrainien annexé, elle est passée en Russie. De là, elle a fui par les pays Baltes et a traversé le nord de l’Europe jusqu’en France.
Je suis la fille unique de ma mère. Elle n’avait plus d’autre famille sur place. Si elle était restée chez elle, elle aurait été dans une situation terrible. C’était déjà psychologiquement terrible. Maintenant, je prends soin d’elle, et elle m’aide à garder les enfants.
Ma mère a perdu son bel appartement. Il ne reste que des murs.
Il se passe des choses terribles dans ce territoire occupé par les Russes…
Ils ont arrêté deux hommes ukrainiens, leur ont demandé de répéter des slogans pro-russes. L’un a obéi, l’autre a refusé. Ils ont jeté ce dernier dans un sous-sol – c’est courant pour les Russes de faire des prisons improvisées- ils l’ont jeté là, dans ce vieux sous-sol, ils l’ont laissé enfermé, et il y est mort.
Chaque appartement était fouillé par les soldats russes, et s’ils trouvaient un symbole de l’armée ukrainienne, ils torturaient les habitants. Chaque homme était déshabillé, on vérifiait qu’il n’avait pas de tatouage militaire. Les gens étaient confinés dans leur quartier, ils n’avaient pas le droit de circuler en dehors. Il y a des militaires russes partout, et on ne sait pas ce qu’ils ont dans la tête…
Le passé et le présent s’entremêlent. Le traumatisme de la guerre et les aléas du quotidien en France.
J’ai commencé très vite à chercher du travail. J’ai trouvé rapidement chez Mc Do, mais j’ai été obligée d’y renoncer parce que l’organisme qui gère l’hébergement d’urgence pour les réfugiés a dit que nous allions déménager deux semaines plus tard. En fait, les deux semaines ont duré trois mois – ce sont des choses qui arrivent. On a déménagé dans un village, et j’ai recommencé à chercher du travail. Et depuis plus d’un an, j’ai un emploi.
Olha a un diplôme d’économiste d’entreprise – marketologue. En Ukraine, elle occupait un poste de manager au sein d’une entreprise, elle était responsable des planifications de production.
Ce n’est pas pour me vanter, mais mon chef m’avait proposé de reprendre l’entreprise. Je devais donner ma réponse en mars (2022)… Et maintenant, je fais le ménage !
Ce n’est pas un travail humiliant, parce que je le fais bien, et que je suis payée pour ça. (N.d.T : ce travail est souvent considéré comme humiliant en Ukraine)
C’est important pour avoir de quoi vivre, mais aussi pour apprendre la culture française. Tous mes clients sont très gentils, et je pratique le français avec eux.
La fille d’Olha a désormais 7 ans, son fils 12 ans.
Ma vie en France est comme une balançoire. C’est beaucoup de stress ! Il n’y avait pas de bus pour que mon fils se rende au collège.
Une dame généreuse a proposé de l’accompagner en voiture, tous les jours, à 6h du matin. La première année au collège a été difficile, mais maintenant, mon fils a des amis, ils font les quatre cents coups ensemble.
Pour la petite, c’était plus facile. Parce qu’à l’école, les enfants comme les enseignants étaient tous accueillants. Elle était triste pendant les vacances scolaires, elle avait hâte de retourner à l’école.
Olha travaille à Rennes. Elle s’y rend chaque matin en train. Elle fait le ménage chez des particuliers. Se déplaçant d’une maison à une autre, en métro, en bus. Avant de reprendre le train le soir pour rentrer chez elle, dans un bungalow en bois. Un logement provisoire, dans un centre de vacances.
Les radiateurs ne chauffent pas correctement. C’est soit trop froid, soit étouffant.
Il y a beaucoup de familles qui vivent là.
Ma mère cherche du travail aussi. On pourra peut-être trouver un appartement, payer le loyer… J’ai bon espoir de trouver.
Olha a entamé des démarches pour obtenir la protection subsidiaire. Elle ne peut pas retourner avec ses enfants à Kharkiv, qui est la cible constante de bombardements russes.
On dirait une blague, mais c’est la réalité. Un proverbe chez nous dit : «Un obus ne tombe pas deux fois au même endroit.» Mais juste à côté de l’imprimerie où travaille mon mari, dans un parc, une bombe est tombée sans exploser. Des démineurs sont arrivés. Ils ont interdit l’accès de la zone pour quelques jours, le temps de désamorcer la bombe. Après cela, mon mari est retourné au travail, comme tous ses collègues. Quelques mois après, une seconde bombe est tombée dans la cantine de l’imprimerie. Et quelques mois encore après, une troisième bombe est tombée à 300 m de l’imprimerie. Ce qui prouve que le dicton est faux !
Le mari d’Olha habite toujours sur place. Il s’occupe de sa mère qui a du mal à marcher seule. Et s’il décidait de partir, il ne pourrait pas franchir la frontière, en vertu de la loi martiale.
Dans les administrations françaises, tout le temps, les gens posent des questions:
« Comment ça ? Vous êtes mariée, mais votre mari n’habite pas avec vous ? »
Et pour moi, c’est toujours douloureux. Et parfois comique, absurde. Un sentiment mélangé…
Peut-être que je me répète, mais quand je suis arrivée, je pensais que je rentrerais rapidement. Mais maintenant, je me rends compte que la situation est grave. Je vois la réalité. Tout ce que je fais, je le fais pour mes enfants. Les femmes sans enfants sont restées avec leur mari en Ukraine.
Témoignage recueilli le 14 décembre 2023 – Interprétariat: Maksym Logynov
***
Viktoria et Ludmila
Déplacées de Kyiv. Elles sont arrivées en France en mars 2022, par la route, avec leur chien, Rey.
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Viktoria et Ludmila sont cousines, et à Kyiv, elles étaient également voisines.
Ludmila : Je travaillais à Kyiv dans une banque, comme manager, et la vie était belle. J’avais un bon salaire, je pouvais voyager. Et quand la guerre a commencé, j’habitais juste à côté de Kyiv, près d’Irpin. Au tout début, on est sorti dans la rue, on a vu un genre d’aurore, on ne savait pas ce que c’était à ce moment-là, mais c’était un grand incendie. On a vue des fusées, entendu des explosions. Et le quartier a commencé à se vider. Les habitants fuyaient. Nous, nous sommes restées.
Nous avons vécu dix jours dans le sous-sol, jusqu’à ce qu’un avion tombe à 500 m de notre immeuble. C’était un avion russe qui tentait de parachuter des soldats sur la ville. Il a été abattu par notre défense, notre armée – juste à côté de notre quartier, il y a une base militaire. C’était un vrai combat ! Quand on a vu cet avion s’écraser, on a compris qu’il fallait partir.
Viktoria: Je travaillais aussi dans une banque. J’étais cheffe de cellule VIP. J’avais également un bon salaire. Mon mari étant juriste, on avait un bon niveau de vie. Donc, on pouvait se permettre de voyager, de prendre des vacances. La vie était agréable… Quand on a entendu aux informations que la guerre était imminente, on n’y croyait pas. Ça ne pouvait pas être vrai. Dans ma famille, on en discutait et on était d’accord sur le fait que ce n’était pas possible, ça ne pouvait pas arriver. Nous sommes des gens optimistes. Mais mon mari est du genre optimiste-pragmatique. Il prépare toujours un plan B, au cas où… Comme on dit chez nous, un deuxième aéroport pour atterrir. À la banque, je travaillais avec des clients riches, de différents pays, de différents continents. Je leur demandais : que disent les médias dans votre pays à propos de la guerre, est-ce que c’est sérieux ? Et tout le monde répondait : C’est très sérieux ! Il faut vous préparer, ça va commencer !
Alors un mois avant, on a préparé des affaires de première nécessité : de quoi avoir chaud, des médicaments. Et on a tout mis dans le coffre de la voiture. En fait, notre sous-sol est un parking à trois niveaux.
Je vais raconter une petite histoire :
Je travaillais dans le même département qu’une jeune fille qui s’appelle L. C’était difficile pour elle ; elle cherchait du travail, elle était seule, veuve, avec un jeune enfant. J’ai embauché cette fille, je l’ai accompagnée, formée, et elle a travaillé un an et demi avec moi. Puis, elle s’est mariée avec un français, E. qui vivait à Rennes. Elle est partie le rejoindre, et ils ont eu trois enfants. On était toujours en lien, on avait de bons rapports. On avait prévu un voyage, des vacances à Paris, en mars 2022. Et on pensait en profiter pour venir voir L. et sa famille. Comme j’ai discuté de l’éventualité de la guerre avec elle, elle m’a dit qu’en cas de danger, on pourrait venir.
Mais Viktoria, sa cousine Ludmila, et leurs proches ne croyaient pas vraiment que la guerre allait éclater.
Beaucoup de connaissances, au Canada, aux États-Unis, en Pologne, nous ont proposé de venir chez eux. Mais à toutes et tous, on répondait : Non, ce n’est pas possible. Merci beaucoup, mais non.
Et quand la guerre a commencé, on dormait profondément avec mon mari. Ludmila a accouru, parce qu’elle a entendu un BOUM, et elle a dit : « La guerre a commencé ! »
Notre quartier est sécurisé, on y entre avec un badge. Tous les hommes ont rejoint la Défense Territoriale, se sont préparés à se battre pour protéger le quartier, avec des fusils qu’on leur a distribués. Les femmes et les enfants sont allés dans les abris, notamment dans les écoles.
Avec Ludmila, et Rey – le chien – on est descendu au parking souterrain. Pendant dix jours, on n’arrivait pas à se décider, partir ou rester ?
On était en communication avec plusieurs personnes. Dont notre neveu, qui habitait à Irpin. Il voulait savoir si on allait bien, si on avait besoin d’aide. Un soir, j’étais sortie pour promener Rey, et j’ai vu le feu à côté d’Irpin. Je n’imaginais pas qu’à cet instant, là-bas, les Russes tiraient sur les femmes et les enfants…
Et quand l’avion des parachutistes dont parlait Ludmila s’est écrasé juste à côté… Je n’arrive pas à m’exprimer, en fait, c’est… Le béton tout autour bougeait comme s’il y avait un tremblement de terre.
Quand je suis sortie, j’ai demandé aux militaires si c’était une bombe, ils m’ont répondu: « Non ! c’est un avion ennemi qu’on a descendu. »
Après ça, beaucoup de gens ont fui vers l’Europe. Cet instant a été décisif pour plusieurs voisins. Mon mari m’a dit : « Prenez la voiture, et partez ! ça va durer longtemps. »
Mais on ne savait pas comment partir, parce que pour quitter Kyiv, normalement, il faut prendre la route de Hostomel. Mais on ne pouvait pas passer par là. Il y avait des morts… Parce que les tanks russes avaient tiré sur des civils. Ils étaient nombreux à avoir essayé de s’enfuir vers l’ouest. Et sur leurs voitures, il y avait de grandes lettres peintes : дети –ENFANTS ! Quatre grandes lettres, mais ça n’a pas empêché les Russes de tirer sur leurs voitures. Ce sont des souvenirs terribles…
Je suis photographe amatrice, c’est mon loisir, je n’ai pas voulu prendre ça en photo, j’aimerais ne pas garder ça dans ma mémoire, c’est un cauchemar !
Après, on a pris des petites routes, celles qui étaient libres. On ne pouvait pas aller vers la Pologne. Vers la Biélorussie, c’était impossible. Donc, on est allées à la frontière avec la Roumanie. À distance, E. a proposé un itinéraire depuis la Roumanie jusqu’à Rennes. J’ai un bon souvenir des chiffres, donc je me souviens très bien que le 5 mars 2022 on est partie de Kyiv, et que le 13 mars, on était à Paris. Un voyage compliqué… On a traversé six pays.
En Roumanie, les bénévoles nous ont beaucoup aidé. Ils ont trouvé un endroit où l’on pouvait se reposer, un endroit où les chiens étaient admis. En République Tchèque, à Brno, on a été très bien accueillies aussi.
Ludmila: C’était difficile en Roumanie, parce que deux fois, on est passé par la montagne, les routes étaient très enneigées. C’était difficile…
Viktoria: Quand on a traversé ces montagnes, la voiture était comme ça, quasiment à la verticale, et j’ai dit : Où est-ce qu’on va ? vers Dieu ? parce qu’on monte, on monte, et tout est blanc ! C’était difficile.
On a vu beaucoup de gens de Bruxelles, de France, de Monaco. Quand ils voyaient la plaque d’immatriculation ukrainienne, ils demandaient si on parlait anglais. On dialoguait en anglais. Tout le monde demandait : « Comment on peut vous aider ? »
3600 km de route, c’était difficile. Roumanie, Tchéquie, Hongrie, Slovaquie, Allemagne, France… Grâce au GPS, E. corrigeait régulièrement notre itinéraire à distance. C’était dur, je n’avais jamais circulé sur des autoroutes comme on en trouve en Allemagne. C’était comme une course. J’étais pilote, et Ludmila était co-pilote.
La voiture de Viktoria et Ludmila est une petite citadine…
Personne ne croit qu’on a pu arriver ici avec, faire une traversée de 3600 km. Mais c’est comme ça qu’on est arrivées en France. Comme on est passées par Paris, j’ai avoué à Ludmila que quelques mois auparavant, je lui avais préparé un cadeau surprise pour son anniversaire : un voyage à Paris. Ludmila m’a répondu : « Et voilà, tu me l’as offert maintenant ! »
Quand on a été accueillies par E.et L., on s’est reposées. En off pendant 24 heures…
Le 15 mars, on est allées à la préfecture. E. a rempli tous les papiers.
Viktoria : E. et L. ont une grande maison, mais ils ont aussi cinq enfants. En plus de nous, ils ont accueilli une autre famille ukrainienne. C’était compliqué, on était trop nombreux. Donc, au bout d’une semaine, on a fait une demande de logement à la préfecture.
À l’époque, il n’y avait pas encore trop de problème pour trouver, et la Croix-Rouge nous a proposé quelque chose rapidement. Mais quand on a dit qu’on avait un chien, ça bloquait. À la préfecture, on nous a dit : « Mettez votre chien au refuge et vous aurez tout de suite un logement. » Mais j’ai répondu : « Vous ne comprenez pas, Rey, c’est comme un enfant pour nous. Dans ce cas-là, je vais garer ma voiture à côté de la préfecture et dormir dedans avec mon chien. »
Finalement, Viktoria et Ludmila ont trouvé un logement temporaire, par l’entremise de O. une interprète qui travaillait à la préfecture.
Elle nous a mis en contact avec des amis à elle qui habitaient à la campagne. Puis, elle nous a aidé à trouver un médecin spécialisé pour Ludmila, qui souffre d’une maladie chronique. C’était important de bien communiquer, pour une bonne prise en charge.
Viktoria va promener Rey, Lucie continue. Elle évoque A. une interprète ukrainienne qui travaillait bénévolement à la préfecture également, et qui leur a proposé de rencontrer une journaliste qui voulait faire un article sur des personnes déplacées de guerre. Après la publication de l’article, Viktoria et Ludmila ont pu trouver un logement pérenne.
Une dame – qui avait deux chiens – est tombée par hasard sur cet article. Elle habitait près de Rennes, et avait aussi un appartement en ville. Il lui servait de cabinet lorsqu’elle était infirmière libérale. Elle ne pratiquait plus. Elle a appelé A. pour lui demander si Viktoria et moi voulions y aménager. Bien sûr, on a accepté. Elle nous a offert l’hébergement pour un an. […]
Ensuite, nous avons trouvé du travail. Depuis, nous louons cet appartement. Nous sommes très reconnaissantes.
Depuis juillet 2022, Viktoria fait le ménage dans un café-restaurant rennais renommé. Et depuis le printemps 2023, elle travaille comme assistante du chef cuisinier. Lucie a repris l’ancien travail de Viktoria. Elles expriment beaucoup de reconnaissance à leur patron et à sa femme, et à leurs collègues qui leur ont fait bon accueil. Il faut dire qu’elles sont très travailleuses. Et elles étudient le français, pour s’intégrer au mieux à leur pays d’accueil. D’ailleurs, elle s’adresse à Rey en français ; et il comprend tout à fait.
Ludmila: On a passé le niveau A2, on a reçu un certificat du CLPS (N.d.A : Centre de formation professionnel).
Viktoria: J’essaie de ne pas parler anglais, sinon je n’arriverai jamais à parler français correctement. Cet été, on était en camping à Fréhel. Il y a là-bas beaucoup de Britanniques et d’Allemands, et tout le monde parle anglais. Il y avait juste quelques Français, et ils étaient étonnés d’entendre parler leur langue… mais c’était nous !
Les cousines évoquent pudiquement les difficultés qu’éprouvent Ludmila au quotidien, avec sa maladie.
Ludmila: Sans reconnaissance de mon handicap, je ne peux pas trouver de travail adapté. J’ai été chez Pôle-Emploi, à la Caf, et j’ai été bien accueillie. On m’a dit : On voit que vous avez besoin d’un travail adapté, mais il nous faut un certificat.
Viktoria: Ce n’est pas pour profiter, c’est pour trouver du travail.
Ludmila: Je fais le ménage le soir, et Viktoria prépare la cuisine le matin. Elle commence à 6 heures.
Viktoria: Je travaille de 6h à 13h, puis je me repose, et j’aide Ludmila à faire le ménage le soir. On veut gagner nous-même notre argent et ne pas être dépendantes des aides de l’état pour payer nos dépenses. Rey nous attend, il sait à quelle heure on rentre.
Les deux cousines reviennent sur leur arrivée en France…
Viktoria: Il a fallu du temps, deux mois à peu près, pour s’adapter. Et grâce au couple qui nous a accueilli à la campagne après notre arrivée, on était au calme, dans la nature.
Ils nous ont présenté à leurs parents, leurs voisins, leurs amis. Et comme ça, on a perdu cette sensation de guerre qui défile devant les yeux.
Juste, quand j’appelle ma famille, mes amis en Ukraine, c’est douloureux. Ludmila s’inquiète beaucoup pour sa mère qui a 86 ans, et qui est restée au pays avec sa sœur. Elle avait peur de partir à l’étranger à son âge. Mon mari ne peut pas partir, parce qu’un homme n’a pas le droit de partir comme ça (N.d.A : en vertu de la loi martiale). Et dans la famille de mon frère, ils sont tous médecins, ils doivent rester… On est séparées de nos familles. On aimerait que cette guerre finisse au plus vite. Retrouver les nôtres. C’est effrayant. Quand nous avons fui de l’Oblast de Kyiv, on a entendu des explosions, c’est quelque chose d’incroyable !
Viktoria et Ludmila remontent le temps. On revient dans leur parking souterrain, au début de la guerre. Avec les autres habitants du quartier.
Viktoria : Entre le parking et notre immeuble, il y a 100 m de distance. Le matin, on montait, on mangeait, on prenait une douche, et on redescendait à nouveau au sous-sol. Deux heures par jour, on était à la maison, et le reste du temps, on était dans le parking souterrain, dans la voiture, avec des couvertures, un petit four à micro-ondes, du thé.
Ludmila : Il y avait beaucoup d’enfants…
Viktoria: On s’est tous entraidés. Je cuisinais, quelqu’un d’autre faisait le service. Et comme ça, on a survécu dans ce parking. Dans le monde moderne, on ne parle pas toujours à ses voisins. On a longtemps habité les uns à côté des autres, chacun à sa vie, ses difficultés, son travail. On ne se connaissait pas. Là, on a fait connaissance. Et durant ses 10 jours passés ensemble, on est devenu les meilleurs amis.
Et puis Viktoria et Ludmila reviennent au présent, à la fierté d’avoir un travail, une place en France. Elles évoquent l’avenir, aussi…
Ludmila : Il faut toujours planifier ! La vie corrige toujours le plan. Pour l’instant, on a hâte que l’Ukraine soit victorieuse !
Après l’interview, Viktoria, les yeux brillants, me redit qu’il y a des images, des cauchemars, qu’elle et Ludmila voient sans cesse défiler devant leurs yeux. Elle me redit qu’elles aimeraient oublier…
Témoignage recueilli le samedi 9 décembre – Interprétariat : Maksym Logynov